Zygmunt Soczek, Horticultural Production in Poland

Je n'ai jamais pris part aux plaisirs des autres. Un sentiment pénible ou le pressentiment du malheur m'en ont toujours empêché. La douleur de la vie, les difficultés de la vie. Mais, le problème le plus important, c'est de se colleter avec les hommes, avec le mal de la société pourrie, avec le mal de manger et de s'habiller, tout cela empêche perpétuellement notre être véritable de se réveiller. Il y a eu un temps où je me suis intégré à eux, où j'ai voulu imiter les autres ; j'ai vu que je me moquais de moi-même. J'avais l'impression d'être toujours et partout étranger. Je n'avais aucun lien avec les autres, je ne pouvais pas me conformer à leur vie. Je me disais tout le temps : « Un jour, je fuirai la société et je me retirerai dans un village ou un endroit éloigné. » Mais, je ne voulais pas faire de cette retraite, un instrument de réputation ou de richesse. Je ne voulais pas me condamner à avoir les idées de quelqu'un ni à l'imiter. J'ai enfin décidé de construire une chambre à mon goût, un lieu où je pourrais me recueillir, quelque part où mes pensées ne s'éparpilleraient pas. (…)
Je voulais m'engloutir dans un trou comme les bêtes en hiver, je voulais me plonger dans ma propre obscurité et me développer en moi-même. De même que dans une chambre noire, la photo apparaît sur un verre, de même, ce qui, dans l'homme, est délicat et caché, étouffe et meurt à cause des efforts de la vie, du tapage et de la lumière. Ça ne lui revient que dans le noir et le silence. Cette obscurité était en moi-même et j'essayais, en vain, de la détruire. Mon seul regret est d'avoir obéi pour rien, pendant quelque temps, aux autres. Maintenant, je m'aperçois que la partie la plus précieuse de ma vie a été cette obscurité et ce silence mêmes. Cette obscurité est dans la nature de tout être vivant. Elle ne nous apparaît qu'à l'écart, qu'au retour à nous-même, que lorsque nous nous retirons du monde apparent. Mais, les hommes essayent toujours de fuir cette obscurité, cette solitude; ils essayent de fermer les oreilles à la voix de la mort et de détruire leur personnalité dans le tumulte et le tapage de la vie, de peur que « la lumière de la vérité apparaisse en eux », comme disent les soufis.

Sadeq Hedayat, L'abîme, « La chambre noire »


Berlin, 2008 (vitrine)

Pero en uno de aquellos días más desgraciados apareció ante mis ojos algo que me compensó de mis males. Había estado insinuándose poco a poco. Una noche me desperté en el silencio oscuro de mi pieza y vi, en la pared empapelada de flores violentas, una luz. Desde el primer instante tuve la idea de que me ocurría algo extraordinario, y no me asusté. Moví los ojos hacia un lado y la mancha de luz siguió el mismo movimiento. Era una mancha parecida a la que se ve en la oscuridad cuando recién se apaga la lamparilla; pero esta otra se mantenía bastante tiempo y era posible ver a través de ella. Bajé los ojos hasta la mesa y vi las botellas y los objetos míos. No me quedaba la menor duda; aquella luz salía de mis propios ojos, y se había estado desarrollando desde hacía mucho tiempo. Pasé el dorso de mi mano por delante de mi cara y vi mis dedos abiertos. Al poco rato sentí cansancio; la luz disminuía y yo cerré los ojos. Después los volví a abrir para comprobar si aquello era cierto. Miré la bombita de luz eléctrica y vi que ella brillaba con luz mía. Me volví a convencer y tuve una sonrisa. ¿Quién, en el mundo, veía con sus propios ojos en la oscuridad?
Felisberto Hernández, « El acomodador »

Fog-thick morning—
I see only
where I now walk. I carry
     my clarity
with me.

Lorine Niedecker, « Linnaeus in Lapland »

 Revue « Tour du Monde »

S'il est utile et agréable d'avoir une ame dégagée de la matière, au point de la faire voyager toute seule lorsqu'on le juge à propos, cette faculté a aussi ses inconvéniens. C'est à elle, par exemple, que je dois la brûlure dont j'ai parlé dans les chapitres précédens. — Je donne ordinairement à ma bête le soin des apprêts de mon déjeuner ; c'est elle qui fait griller mon pain et le coupe en tranches. Elle fait à merveille le café, et le prend même très-souvent sans que mon ame s'en mêle, à moins que celle-ci ne s'amuse à la voir travailler ; mais cela est rare et très-difficile à exécuter : car il est aisé, lorsqu'on fait quelque opération mécanique, de penser à tout autre chose ; mais il est extrêmement difficile de se regarder agir, pour ainsi dire ; — ou pour m'expliquer sui­vant mon système, d'employer son ame à examiner la marche de sa bête, et de la voir travailler sans y prendre part. — Voilà le plus étonnant tour de force métaphysique que l'homme puisse exécuter.
Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre

 
Séoul, 2019 (miroir)

He relatado hechos; no es lo que quiero. Quiero explicar y explicarme a mí misma cómo se ha producido este desdoblamiento; cómo ha aparecido esta segunda dimensión de la existencia.
Circe Maia, Un viaje a Salto

Gunnar Arvidson, A touch of Sweden

Un autre chaman ton­gouse raconte qu'il a été malade toute une année. Pendant ce temps, il chantait pour se sentir mieux. Ses ancêtres-chamans sont venus et l'ont initié : ils l'ont percé de flèches jusqu'à ce qu'il eût perdu connais­sance et fût tombé à terre ; ils lui ont coupé la chair, lui ont arraché les os et les ont comptés ; s'il lui en avait manqué, il n'aurait pas pu devenir chaman. Durant cette opération, il resta un été entier sans manger ni boire.
*
Les peuples de l'Asie Septentrionale conçoivent l'autre monde comme une image renversée de celui-ci. Tout s'y passe comme ici-bas, mais à rebours : quand il fait jour sur la terre, il fait nuit dans l'au-delà (c'est pourquoi les fêtes des morts ont lieu après le coucher du soleil : c'est alors qu'ils se réveillent et commencent leur journée), à l'été des vivants correspond l'hiver dans le pays des morts, le gibier ou le poisson est-il rare sur la terre, c'est signe qu'il abonde dans l'autre monde, etc. Les Beltires posent les rênes et la bouteille de vin dans la main gauche du mort ; car celle-ci correspond à la main droite sur terre. En Enfer, les fleuves remontent vers leurs sources. Et tout ce qui est renversé sur la terre, est en position normale chez les morts : c'est pour cette raison qu'on renverse les objets qu'on offre, sur la tombe, à l'usage du mort, à moins qu'on ne les casse, car ce qui est cassé ici-bas est intact dans l'autre monde et vice versa.
*
En dehors des chamans, tout Esquimau peut également consulter les esprits, par la méthode appelée qilaneq. Il suffit d'asseoir le malade à terre et de lui tenir la tête levée avec la ceinture. On invoque les esprits et, quand la tête devient lourde, c'est le signe que les esprits sont présents. On leur pose alors des questions ; si la tête devient encore plus lourde, la réponse est positive ; si, au contraire, elle semble légère, la réponse est négative. Les femmes utilisent fréquemment ce moyen commode de divination par les esprits. Les chamans y recou­rent parfois en se servant de leur propre pied.
Mircea Eliade, Le Chamanisme et les techniques archaïques de l'extase

krete grèce

The term co bac is an interpersonal reference meaning “aunts and uncles” (…). These “aunts and uncles” are dead, but not really dead in the sense of being settled in the am (the world of the dead); they are not alive, but they still have not left the world of the living. They are neither really there in the world of the dead (am) nor here in this world (duong), and, at once, are in both. The idea of “wandering” in terms of wandering spirits points to the imagined situation that these spirits are obliged to move between the periphery of this world and the fringe of another world.
Heonik Kwon, Ghosts of War in Vietnam

Berlin, 2022 (Heidebrinker Straße)

On sait qu'il ne faisait pas d'effort particulier durant sa prière, il priait simplement, tel un homme conversant avec un ami, sans effort et sans élévation de la voix, mais pas en silence pour autant. Il prononçait les mots distinctement à la façon dont les hommes le font habituellement, et il ne prolongeait pas sa prière au-delà d'une demi-heure, davantage toutefois le Chabbat et les jours de fête.
Toutefois, après sa prière, il n'était plus le même homme, c'était comme s'il revenait d'un autre monde au point qu'il ne reconnaissait pas bien les gens et les choses jusqu'à ce qu'il ait repris ses esprits, à la façon des premiers Hassidim qui se reposaient pendant une heure après leur prière.
Rabbi de Kotzk, Le Livre de la vérité et de la confiance (tr. Catherine Chalier)

 Une poupée « Katchina » (Encyclopédie Alpha)

Vincenzino était un garçon de petite taille, gros, blond et frisé comme un agneau. Sale et débraillé, il avait toujours des boucles trop longues dans le cou, les poches de son imperméable bourrées de brochures et de journaux, les chaussures délacées parce qu'il ne savait pas faire les nœuds, et le bas de son pantalon crotté à force d'arpenter la campagne.
Le vieux Bouboule disait :
« Il a l'air d'un rabbin. »
Il se promenait seul. Parfois il se plantait devant un mur ou une grille, où l'on ne voyait que des buissons d'orties, ou des touffes de cheveux-de-Vénus ; il regardait, il regardait encore, on ne comprenait pas ce qu'il regardait.
Il marchait lentement en tirant de temps en temps de sa poche un journal ou un livre qu'il lisait sans interrompre sa marche, les épaules courbées et le front plissé. Quand il ouvrait un livre, on avait l'impression qu'il tombait dedans, la tête la première.
Il aimait la musique, et sa chambre était remplie d'innombrables instruments à vent. Au crépuscule, il se mettait à jouer du hautbois, de la clarinette ou de la flûte. Il s'en échappait des gémissements très tristes, plaintifs et faibles, semblables à un bêlement.
Le vieux Bouboule disait :
« Faut-il vraiment que je doive toujours l'entendre bêler ? »
Vincenzino avait de mauvais résultats scolaires. Malgré les cours particuliers qu'il prenait toute l'année, il était toujours recalé. Faluche et Mario, plus jeunes, allaient de l'avant, et lui, il restait en arrière.
Il était difficile d'en saisir la raison, étant donné qu'il lisait énormément de livres et connaissait un tas de choses.
Il parlait tout bas, en un vague murmure. Il répondait aux questions les plus simples par des réflexions confuses et verbeuses, qui se dévidaient lentement, sur la vague triste de ce murmure.
Son père disait :
« Je ne peux pas le supporter. »
Il disait, en entendant les gémissements de la flûte, au crépuscule :
« S'il continue de bêler, je l'enverrai aux Pierres. »
Il l'envoyait un moment aux Pierres. Puis il le rappelait, parce qu'il voulait encore l'étudier, comprendre comment il était fait.
« Il ne doit tout de même pas être totalement stupide », disait-il à sa femme.
Il l'emmenait à l'usine, il le conduisait devant les machines. Vincenzino les regardait, voûté, l'air sombre, hébété, les sourcils froncés.
Il les regardait intensément et reniflait, tout comme, dans la rue, il regardait un mur, un arbre ou une touffe d'orties.
Natalia Ginzburg, Les voix du soir (tr. Nathalie Bauer)


Achères, 2008 (assiettes)

Tout ce qu’il rencontrait en route devenait pour lui récits chantés. Tout ce qu’il recueillait en lui était en même temps raconté en lui ; les instants du présent se produisaient sous la forme du passé, tout autrement qu’en rêve, sans détours, par propositions indépendantes, aussi courtes et naïves que l’instant lui-même : « Des chardons s’étaient pris dans le fil de fer barbelé, un vieil homme avec un sac en plastique se penchait sur un champignon de la steppe. Un chien passait en sautant sur trois pattes, il faisait penser à un daim ; son poil était jaune, sa tête blanche ; de la fumée gris-bleu sortait d’une cabane de pierre et s’élevait au-dessus. Le bruit des cosses dans le seul arbre alentour ressemblait à celui des boîtes d’allumettes. Des poissons bondissaient hors de l’eau du Duero, les vagues en amont du fleuve avaient des crêtes de mousse et sur l’autre rive, l’eau léchait le creux des rochers. Il y avait déjà de la lumière dans le train de Saragosse et les gens, dedans, étaient clairsemés… »
Peter Handke, Essai sur le juke-box (tr. Georges-Arthur Goldschmidt)




Capri (Punta della Piccola Marina / Via Cesare Augusto e Faraglioni / Panorama)